La musique et le système de récompense
Alors, qu’est-ce que la musique a à voir avec les rats qui pressent des leviers ou les gens qui prennent de la drogue? Lorsque notre groupe a commencé à rechercher le plaisir induit par la musique, nous ne savions pas si le même système de récompense qui réagit à des stimuli biologiquement pertinents serait également engagé par un stimulus entièrement abstrait tel que la musique. Après tout, la musique n’est pas nécessaire à la survie, ni un moyen d’échange comme l’argent, ni une substance chimique comme une drogue qui peut déclencher des réponses neuronales directes.
Notre équipe a entrepris d’explorer cette question en utilisant des techniques d’imagerie cérébrale qui nous permettraient de mesurer l’activité dans le striatum lors de l’expérience d’un plaisir élevé de la musique. Mais nous nous sommes immédiatement heurtés à un problème méthodologique : comment mesurer une réponse subjective, telle que le plaisir, de manière rigoureuse, objective, scientifiquement viable? L’étude de quelque chose d’aussi complexe et potentiellement incontrôlé que l’émotion musicale représentait un obstacle particulier. Dans notre première approche de cette question, nous avons eu l’idée d’étudier les « frissons”, la réponse physique agréable que beaucoup de gens éprouvent en écoutant certains passages musicaux.
L’avantage de cette approche était que les frissons s’accompagnaient de changements physiologiques (augmentation de la fréquence cardiaque, de la respiration, de la conductance cutanée, etc.), à partir desquels nous pourrions déduire un indice objectif du moment et de l’intensité du plaisir maximal. Pour mettre en œuvre cette idée, nous avons demandé à chaque participant de sélectionner sa propre musique préférée, garantie de susciter un plaisir maximal. Ainsi armés, nous avons pu démontrer dans une série d’études que le striatum dorsal et ventral répond bien aux moments de pic de plaisir induits par la musique15 et, en utilisant un radioligand neurochimiquement spécifique (une substance biochimique radioactive qui se lie à une molécule pertinente), que la libération de dopamine s’est produite dans le striatum pendant ces moments.16
Ces études ont transformé notre compréhension de la neurobiologie du plaisir musical mais ont laissé sans réponse précisément comment ou pourquoi le système de récompense est ainsi engagé. Un indice de cette question était notre observation qu’il y avait deux phases à la réponse à la dopamine: une phase d’anticipation, survenant quelques secondes avant le pic de plaisir dans une sous-partie du striatum, et une seconde réponse dans une sous-région différente au point de plaisir réel.16 Ce constat indique que les attentes sont une source de plaisir aussi importante que les résolutions. Fait intéressant, les théoriciens de la musique ont postulé quelque chose de similaire pendant de nombreuses années: cette excitation émotionnelle et ce plaisir dans la musique découlent de la création de tensions et conduisent ensuite l’auditeur à s’attendre à sa résolution, résolution qui est parfois retardée ou manipulée pour augmenter encore plus l’attente.9
L’utilisation de la réponse frissons s’est avérée très utile; mais on pourrait se demander si l’engagement du système de récompense se limite à cette expérience; comme tout le monde n’a pas de frissons, et comme la musique peut être très agréable même sans frissons, il semblait important de tester le plaisir musical sans que des frissons soient impliqués. Pour ce faire, nous avons utilisé un paradigme adapté de la neuroéconomie, dans lequel les gens écoutent des extraits de musique et décident combien d’argent ils seraient prêts à dépenser pour en acheter un enregistrement. Le montant monétaire est alors une approximation de la valeur, et indirectement, du plaisir. Avec cette approche, nous avons également constaté que le striatum ventral montrait une activité accrue à mesure que la valeur augmentait. 17
Mais un deuxième indice a émergé de cette étude car nous avons également constaté que plus la valeur augmentait et que la réponse dans le striatum augmentait, plus son couplage (mesuré en termes d’activité cérébrale corrélée) avec le cortex auditif et son réseau associé était élevé: plus les auditeurs aimaient une pièce musicale donnée (indexée par leur volonté de dépenser plus d’argent), plus le discours croisé entre le striatum et le système auditif était grand.17 Cette constatation est importante car elle relie l’activité du système perceptuel, telle que examinée ci-dessus, à celle du système de récompense. Ainsi, nous proposons que les deux systèmes aient des fonctions différentes: le mécanisme perceptif calcule les relations entre les sons et génère des attentes basées sur ces modèles {« Je viens d’entendre ce son, suivi de ce son, donc le prochain devrait être X”); le résultat de la prédiction (son X par rapport au son réel perçu) est ensuite évalué par le système de récompense (« X n’est pas aussi bon que prévu, donc ce n’est pas agréable, ou X est surprenant et meilleur que prévu donc c’est très agréable”).
Et tout comme on peut s’y attendre de notre modèle de prédiction de récompense, la réponse de récompense n’est la plus élevée ni lorsque le résultat est exactement comme prévu (ce qui est ennuyeux), ni lorsque le résultat est complètement imprévisible (déroutant), mais lorsqu’il atteint le « sweet spot” d’être en quelque sorte meilleur que prévu.18 Ce concept, bien qu’il manque encore de définition complète, est celui que les musiciens trouvent intuitif: la meilleure musique, en général, ne suit pas formulaquement les conventions ni n’est trop complexe à suivre, mais a la vertu de la modération dans sa capacité à surprendre l’auditeur avec de la nouveauté dans un cadre prévisible.5
Si le récit du plaisir musical présenté dans les paragraphes précédents est à peu près correct, il conduit à quelques prédictions testables. Tout d’abord, nous avons raisonné que si le plaisir musical résulte d’interactions entre les réseaux auditifs et le système de récompense, alors ces interactions devraient être perturbées chez les personnes incapables de ressentir le plaisir musical. Pour évaluer cette idée, nous avons cherché de telles personnes et découvert que trois à quatre pour cent de la population générale présente ce que nous avons appelé « anhédonie musicale spécifique. »Ces personnes ont une capacité hédonique globale raisonnablement intacte (elles aiment la nourriture, le sexe, les activités sociales, l’argent, même l’art visuel), et elles n’ont pas non plus de trouble perceptif tel que l’amusie (surdité du ton); elles n’apprécient ni n’apprécient la musique, comme le montre leur absence de réponses physiologiques à celle-ci.19
Lorsque nous avons scanné leur cerveau, nous avons découvert que leur système de récompense répondait normalement à un jeu de hasard, mais pas à la musique; et le couplage entre les systèmes auditifs et de récompense était essentiellement absent lors de l’écoute de la musique.20 Ainsi, comme prédit par notre modèle, l’anhédonie musicale émerge en l’absence de l’interaction typique entre les deux systèmes.
On pourrait dire que l’anhédonie musicale représente un problème de poule et d’œuf: c’est peut-être le manque de plaisir musical qui entraîne une diminution de la connectivité entre les systèmes auditifs et de récompense, et non l’inverse. Pour exclure une telle possibilité, il est essentiel de tester une deuxième prédiction découlant de notre modèle: si l’activité dans le système de récompense sous-tend vraiment le plaisir musical, alors nous devrions être capables de moduler ce plaisir en manipulant l’activité au sein de ce système dans le cerveau normal.
Des travaux antérieurs avaient montré qu’il était possible d’exciter ou d’inhiber le système de récompense, en modifiant l’activité de la dopamine dans le striatum avec une technique de stimulation cérébrale non invasive appelée stimulation magnétique transcrânienne.21 Nous avons récemment mis en œuvre cette technique alors que les gens écoutaient de la musique (leurs propres favoris et certaines choses de notre part) et avons constaté que, comme nous l’avions prédit, les auditeurs rapportaient plus de plaisir et montraient de plus grandes réponses physiologiques (conductance cutanée) à la musique dans le contexte de la stimulation excitatrice, et rapportaient moins de plaisir, même à leur propre musique sélectionnée, et présentaient des réponses physiologiques diminuées pendant la stimulation inhibitrice.22 Cette conclusion fournit une preuve causale que le plaisir musical est directement lié à l’activité du système de récompense.
Je suis très heureux de constater que les neurosciences musicales sont passées au cours des dernières décennies d’un domaine marginal à un domaine de recherche solide, les laboratoires de nombreux pays apportant des contributions importantes et des progrès substantiels rapportés dans des revues respectées. Ce qui, il n’y a pas si longtemps, semblait être un problème insoluble — comment la musique peut entraîner de fortes réponses affectives et agréables — est maintenant un sujet que nous comprenons assez bien pour avoir des idées significatives et des hypothèses testables. C’est un moment passionnant de travailler dans ce domaine; nous attendons avec impatience les développements futurs qui, sur la base de la science discutée dans cette pièce, nous espérons inclure des applications dans les domaines clinique, éducatif et même artistique.